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Une école de l'Université de Lorraine

Hommage à Benoît GROSDIDIER, qui nous a quitté en ce début d'août 2023

Hommage à Benoît GROSDIDIER, qui nous a quitté en ce début d'août 2023

Date: 
Mardi, 15 Août, 2023


J’ai à cœur de dire quelques mots pour rendre hommage à Benoit en tant que directeur du laboratoire de recherche au sein duquel Benoit exerçait. Lui et moi faisions partie de la même équipe de physique de l’Unité, ce qui m’aide à cerner un peu le contenu de ses activités de recherche, dont je voudrais qu’il soit question ici. Tout simplement parce qu’elles représentaient une grande partie de la vie de Benoit, je crois. De fait, Benoit a maintenu une production scientifique régulière de haut niveau tout au long de sa carrière, et cela jusqu’à présent, malgré divers revers de fortune et de graves problèmes de santé survenus ces dix dernières années.

Manifestement Benoit n’était pas carriériste. A ma connaissance il n’a jamais brigué aucune responsabilité, ni administrative, ni politique, ni pédagogique, ni scientifique, pourtant bien appréciées dans les dossiers d’avancement. On peut bien se demander, alors, ce qui poussait Benoit, quelle était la force motrice qui l’animait et l’amenait à passer ses journées la plupart du temps seul dans un bureau austère en face de son écran d’ordinateur pour faire avancer un axe de recherche quasi incommunicable aux non initiés, avec lui-même pour seul spectateur de sa propre progression au jour le jour ?

Il faut brièvement retracer son parcours pour avoir quelques éléments de réponse. De ce que je sais, Benoit était un pur produit du système académique : Etudes supérieures de physique débutées à l’Université de Metz, tout juste naissante alors, suivies d’une licence de physique, d’une maîtrise de Physique puis d’un DEA de Physique nucléaire à l’Université de Strasbourg où il a obtenu son doctorat dans la même discipline, physique nucléaire donc, avant d’être recruté à l’Université de Metz en tant qu’enseignant-chercheur en 1994. Au sortir de son doctorat, Benoit a le profil d’un théoricien en physique nucléaire.

Son rôle, en tant que physicien, est de « mettre un peu d’ordre dans la nature », en s’attachant pour cela, en tant que théoricien, à produire des modèles de comportement qui s’accordent à la réalité, éprouvée par l’expérience, menée à l’échelle sub-atomique dans le cas de la physique nucléaire. Tout cela ouvre un espace privilégié pour l’imagination et la créativité.

En début de carrière, Benoit s’amusait de ses publications de thèse avec plusieurs dizaines de co-auteurs, typiques du domaine de la physique nucléaire impliquant des expériences sur les grands instruments de recherche nationaux, des accélérateurs de particules, où se côtoient chercheurs expérimentateurs et théoriciens en charge de l’acquisition et du traitement des données ainsi qu’ingénieurs et techniciens plus spécifiquement en charge de la mise en place et du développement du dispositif. Ainsi, d’emblée Benoit a été plongé dans l’ivresse des grands projets scientifiques collectifs, portant sur la structure des atomes dans son cas.

En arrivant à Metz, plus d’accélérateurs de particules mais des expériences sur site de transport électronique réalisées sur des alliages métalliques liquides, qui font passer Benoit de l’échelle sub-atomique à l’échelle supra-atomique. Il se transforme alors en physicien théoricien de la matière condensée.

Les alliages métalliques liquides que Benoit étudie désormais à Metz sont parmi les plus simples des systèmes complexes que l’on puisse imaginer : de simples atomes, de deux ou trois variétés seulement, qui baignent au sein d’une même « soupe » liquide. Ces « soupes atomiques » constituent un terrain de jeu privilégié pour les physiciens, car, du fait de la simplicité de leurs constituants élémentaires – de simples atomes – et de leurs interactions, elles se prêtent naturellement à une modélisation rigoureuse impliquant peu de paramètres ajustables, donc riches de sens. Cela donne l’impression de pouvoir bien comprendre les choses, de toucher à la réalité, de la capturer.

L’infrastructure expérimentale à Metz étant bien moins lourde qu’à Strasbourg – mais pas moins informative – le nombre de co-auteurs dans les publications scientifiques chute considérablement ; la visibilité scientifique de Benoit croit en rapport inverse.

Peu après sa première alerte cardiaque, Benoit finit par s’affranchir totalement de l’expérience sur site, et dès à partir de 2016, il commence à travailler seul sur un thème de recherche qui lui est tout à fait propre qu’il s’est lui-même défini / taillé sur mesure. Les données expérimentales, Benoit va les chercher dans la littérature, abondante dans le domaine. C’est à partir de là, à mon sens du moins, que Benoit s’épanouit totalement.

Son ambition est de mettre en place un nouveau traitement théorique des mesures de diffusion inélastique de rayons X et de neutrons, réalisées sur les grands instruments nationaux, pour élucider si le mélange des atomes au sein d’une « soupe atomique » donnée est idéalement aléatoire, ou bien en fait non aléatoire, gouverné par des tendances à la ségrégation ou au contraire à la dispersion des espèces. C’est la question immédiate que l’on peut se poser en mélangeant des billes blanches et noires, par exemple. Est-ce que les billes se distribuent au hazard, ou bien se repoussent-elles jusqu’à la démixtion – blanc d’un côté et noir de l’autre, ou au contraire s’attirent-elles mutuellement, en une fine alternance ?

Les physiciens de la matière condensée s’intéressent à ce type de questions simples, voire naïves. Néanmoins, la réponse à cette « question simple » touchant à la structure des alliages atomiques à deux constituants (blancs et noirs), aura nécessité de la part de Benoit la mise au point d’un modèle physique extrêmement sophistiqué s’appliquant sur des données expérimentales elles-mêmes très difficiles à obtenir sur grands instruments. Ce modèle est son chef d’œuvre en quelque sorte, publié seul en 2018. Cette avancée majeure/brillante aura valu à Benoit d’être distingué par l’Agence Nationale d’Evaluation de la Recherche lors de la précédente expertise de notre laboratoire. Ladite Agence identifiera l’activité scientifique de Benoit comme étant « de tout premier plan », noir sur blanc.

Ces dernières années, Benoit « surfait sur sa propre vague » et s’attachait à étendre son modèle à des ensembles de billes toujours plus complexes. D’abord à trois espèces/couleurs, avec deux articles consécutifs parus en 2019 et 2021. Il avait récemment posé les jalons pour un système de billes à quatre espèces/couleurs, avec un premier article publié l’année dernière (2022), un autre restant à venir possiblement cette fin d’année ou en 2024 (?) L’article de Benoit ne paraîtra pas finalement, mais la recherche de Benoit lui survit ; un autre physicien pourra s’en emparer demain ou dans dix ans pour avancer encore… Les jalons sont posés.

Quel intérêt, au fond, que ces ensembles de billes ?

On peut citer Claude Lévi-Strauss, anthropologue, qui écrivait dans La Pensée Sauvage (1962),
« … l’exigence d’organisation est un besoin commun à l’art et à la science, et … par voie de conséquence … la mise en ordre possède une éminente valeur esthétique. » Voilà possiblement une partie de la réponse à la question originale posée au début de cet hommage quant à la force motrice qui animait Benoit dans sa recherche. Au fond, Benoit était un esthète – de cela je suis sûr; la compréhension raisonnée de la nature l’émerveillait !

Olivier Pagès

Directeur du laboratoire lcp-a2mc